Colère et irritabilité: sont-ils des caractères essentials de la personnalité des compositeurs allemands?

Vie Méd., 42, 12/1961

 

     En 1953, fut publié un important ouvrage posthurne d'Adèle Juda, étudiant le carac­tére d'éminents artistes et savants. Les personnalités étudiées par Juda sont 113 artistes et 181 hommes de science, fai­sant tons partie du domaine de la culture allemande; l'auteur a analyse leurs vies, leur passé médical,et celui de leurs families, ascendants et descendants. Des experts travaillant eux‑mérnes dans le domaine culture qu'il s'agissait d'expiorer, sélectionnérent les homilies qui, grace à leurs exploits dans ces domaines, devaient faire l’objet de l'étude; ainsi, les compositeurs furent‑ils sélectionnés par des musicologues. Ceux‑ci nommèrent en tout 28 compositeurs, mais la moitié des noms seulement obtint l'unanimite des voix. Ce furent: Handel, J. S. Bach, Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Wagner, Bruckner, Brahms et Reger.

    Resultat d'une selection impartiale, ce groupe d'hommes peut donc être considéré comme base valable pour l'étude de la ques­tion posée, a savoir si les compositeurs du genie sont plus que normalement irritables ct sujet a la mauvaise humeur.

    On pourrait aisément supposer qu'ils le soient, étant donné que nous concevons l'homme créateur comme un être plus que normalement sensible et ne pouvant pas supporter passivement que  les trivialités de la vie quotidienne viennent interrompre son travail créateur. Il est donc fort intéressant de constater que seuls qualques‑uns de ces hommes ‑ une petite minorité ‑ aient fait preuve d'une irritabilité marquee. Sept d'en­tre eux ‑ Bruckner, Haydn, Mendelssohn, Mozart, Schubert, Schumann et Weber ‑ étaient de caractére doux et paisible et leurs biographes ne mentionnent aucun accès de colère.

    Quatre autres ‑ Brahms, Handel, Reger et Wagner ‑ ne semblent avoir été ni plus ni moins irritables que la bonne moyenne des gens en general. Brahms était un homme assez resérvé, arrogant, de commerce diffi­cue, souvent sarcastique. On relate nombre de remarques spirituelles mais insolentes qu’il faisait de temps en temps, adressées surtout aux flatteurs dont ii mettait en doute la sincérité. Lorsqu'un cornpositcur viennois, dont l'opéra avait été accepté malgré sa trivialité, demanda Brahms pourquoi celui‑ci n'avait jamais écrit d'opéra, le compositeur lui répondit: “La raison est très simple. Je crois qu'il faut une certaine dose de stupidité pour pouvoir écrire pour le théâtre; je sens que je ne dispose pas de la dose suf­fisante”.

    Reger était un homme facilemnent offensé et qui savait être très blessant quand on le contrariat; mais, il n'était pas coléreux de façon excessive.

    De même pour Wagner. C'était tin homme aux emotions violentes et incontrô­lées avec une pointe d'exhibitionisme hystérique. Il avait le temperament bouillant qui laisserait supposer des accès dc fureur, mais personne n'a enregistré d'éclats violents de ce genre.

    Pour Handel, l'histoire mentionne cer­tains accês de colère. Comme Gluck, il avait souvent de grandes difficultés avec ses chan­teurs et il savait se mettre en rage quand il le failait, ce qui a du bien souvent le scrvir. On raconte qu'un jour la cantatrice Cuzzoni refusa de chanter un air; Handel alors s'emporta, saisit la femme, et tout en hur­lant: “Je sais que vous êtes le diable, mais je suis Belzebuth, le chef de tous les dia­bles!” il la poussa vers la fenêtre ouverte, menaçant de la jeter dehors si elle n'obéis­sait pas. L'arrogante prima‑donna qui trem­blait pour sa vie promit tout ce qu'on lui clemandait ‑ et on dit que depuis elle fut pour Handel toute douceur et soumission.

    Chez Bach, Beethoven et Gluck, par contre nous trouvons une irritabilité qui dépasse la norme. Tous les trois étaient incroyable­ment énergiques; c'étaient des lutteurs acharnés pour la cause qui leur tenait à cœur.

    Gluck, un homme amiable et gai par au­leurs, était an théâtre un vrai ogre qui tyran­nisait les comédiens et les musiciens et était si grossier qu'il fallait accodier un supple­ment de salaire a tous ceux qui travaillaient sons ses ordrcs. Il forçait même les plus grands virtuoses a répéter leur morceau un nombrc incalculable de fois jusqu'à ce qu'il le trouve parfait ‑ sans tenir compte le moins du monde de l'état de leurs nerfs. Lorsqu'il dirigeait un de ses operas, la musi­que le faisait sangloter, pleurer on rager et il lui arrivait de s’écrouler quand Alceste mourait en chantant son air sublime.

    De's ses jetmes années, Beethoven était d'une arrogance incroyable. Beaucoup d'anecdotes relatent son attitude grossière et rude envers les grands de ce monde, même envers l'empereur. Souvent des scènes violentes éclataient entre lui et ses frères et il essayait de leur imposer sa volonté, méme pour les questions de manage. Il fit tant de scènes a son neveux Karl, qu'il aimait d'un amour possessif et jaloux, que le jeune garçon essaya finalement de se suicider. En soirée, il refusait souvent de jouer pour les convives et lorsque le prince Lichnowsky insista un jour pour le faire jotter, Beethoven saisit une chaise et menaça de l'abattre sur le prince; a cette époque, celui‑ci versait une pension annuelle a Beethoven.

    J. S. Bach avait beaucoup plus d'empire sur lui‑même, mais lui aussi souffrait d'une hypersensibilite paranoïde et connaissait des accès de fureur. A Leipzig, en 1723, il se disputait constamment avec ses supérieurs et il s'attira certains ennuis en qualifiant le nou­veau recteur de “Dreckohr”. Son irritation était due en grande partie aux difficultés qu'il rencontrait; les fonctionnaires auxqucls il avait affaire n'avaient que peu de compréhension pour son travail et ignoraient entièrement que l'homme, qu'ils considéraient commee simple maître de chapelle, organiste et professeur de musique, fut en vérité un grand compositeur.

    Mais, même chez ces trois hommes dont l'irritabilité dépassait manifcstement la nor­me, ce caractère était loin de constituer le trait le plus saillant de leur personnalité.

    Si nous prenons les compositeurs dans leur ensemble, nous constatons donc que le tern­pérament vif, bouiliant ou l'absence de mai­trise dc soi n'cst pas une contrc‑partie néces­saire a l'aspect créateur de leur personna­lité.